INTERVIEW OUEST FRANCE DU 29 SEPTEMBRE 2019

OF :

Le monde qui vient bouleverse nos certitudes les mieux établies ?
À la fin du siècle dernier, un professeur de physique disait que la limite principale du cerveau humain,
c’était de ne pas comprendre la fonction exponentielle. 

Depuis le milieu des années 60, la puissance de calcul des circuits intégrés 

a doublé d’abord tous les ans, puis tous les 18 mois, maintenant environ 

tous les deux ans, aboutissant à des ordinateurs capables de faire 

plusieurs milliers de milliards d’opérations à la seconde. 

Cela débouche sur des progrès considérables dans des
quantités de secteurs technologiques. Nous sommes en train d’entrer dans

une quatrième révolution industrielle aux impacts majeurs sur nos usages, 

nos vies, nos sociétés.

OF :

Tous les secteurs d’activités sont touchés ?
Prenez les nanotechnologies. On arrive à
manipuler la matière à l’échelle de l’atome. De la même façon, le séquencement
des gènes a fait des progrès considérables. Ce qui coûtait trois milliards
d’euros en 2003 demandera moins de 100 euros avant la fin de la décennie. Demain,
chacun pourra faire séquencer son ADN pour moins cher qu’une prise de sang. Dans
le domaine des sciences cognitives, on interprète de mieux en mieux les signaux
électriques envoyés par le cerveau. L’intelligence artificielle est
omniprésente dans tous nos usages. Ces différents progrès sont facilités par la
puissance de calcul des ordinateurs. On entre dans ce que les économistes
appellent la deuxième partie de l’échiquier, celle de l’accélération
exponentielle des technologies avec son corolaire : une difficulté de plus
en plus grande à les maitriser.


OF :
Ce bouleversement de l’économie est aussi facteur d’inégalités.
Depuis 25 ans, les 1% les plus riches
captent 27% de la croissance des revenus. Les classes moyennes sont les plus
menacées car le marché du travail se polarise avec d’un côté des compétences
intellectuelles et technologiques de haut niveau bien rémunérées et de l’autre
des métiers de services avec des salaires très bas. A titre d’exemple, aux USA,
les salaires des diplômés du baccalauréat ont été multipliés par 8 depuis 1980,
ceux des non diplômés sont restés stables. C’est un sujet essentiel pour les
démocraties. Et le phénomène des gilets jaunes est à ce titre un avertissement.

OF :
La question de la formation est centrale ?

Absolument essentielle. Le savoir
technique va être de plus en plus rapidement obsolète. Il pourra être souvent
remplacé par la machine. Il faudra donc favoriser dans l’éducation la
créativité, le raisonnement, le sens critique, la communication, la capacité à
collaborer avec d’autres, l’adaptabilité... Il y aura aussi un rééquilibrage à
faire entre des études supérieures de plus en plus longues alors qu’il faudrait
consacrer de nouveaux moyens à la formation continue.

OF :
Dans ce monde qui vient les Américains et les Chinois se taillent la part du
lion. Pas les Européens pourquoi ?

Tout va très vite. Les huit premières
capitalisations boursières ont été créées il y a moins de 35 ans, souvent même
moins de vingt ans. Et ce n’est pas fini. Chinois et Américains ont disposé de
deux atouts dans cette révolution du digital : un grand marché et d’immenses
capacités de financement privées aux Etats-Unis ou publiques en Chine.

OF :
Mais il y a aussi un marché de 500 millions d’habitants en Europe.
C’est un marché fragmenté par les
langues et la réglementation.

OF :
Les Européens sont-ils définitivement hors-course ?

Je crains que nous ayons perdu la
bataille du digital. Ce sera extrêmement compliqué à l’avenir de se mesurer
avec des entreprises qui sont devenues des monopoles mondiaux. En revanche, il
y a deux batailles que l’Europe n’a pas encore perdues et qui sont essentielles
pour l’avenir de la planète.

OF :
Lesquelles ?

Prenez le développement durable. La
France dispose de nombreuses entreprises performantes comme Engie pour
l’énergie ou Veolia pour le traitement des déchets. Leur savoir-faire et leur
technicité sont des atouts considérables dans un monde où la question de
l’environnement va être centrale. Sur le plan des valeurs, l’Europe est en
pointe dans la défense des libertés individuelles, notamment avec sa
règlementation sur les données. Ce que n’ont su faire ni le modèle éco-libertarien
de la Silicon Valley ni le modèle techno-dirigiste de la Chine. Le consommateur
va devenir de plus en plus exigeant sur ces deux sujets. L’émergence en
quelques semaines d’une nouvelle icone mondiale sur la défense de
l’environnement comme Greta Thunberg, la procédure engagée par 50 procureurs
américains contre Google, sont quelques exemples parmi beaucoup d’autres que
les choses bougent. L’Europe a un rôle à jouer dans ce monde qui vient.

OF :
Mais la Chine et les Etats-Unis captent les cerveaux et les capitaux.
Entre un modèle chinois privé de liberté
et un autre américain où les inégalités ne cessent de se creuser, avec en toile
de fond des problèmes écologiques de plus en plus présents, l’Europe peut faire
entendre sa différence et attirer des talents sur un projet de civilisation qui
sera plus attirant que celui de ses deux concurrents.

OF :
Ce monde qui vient, c’est aussi un monde sans limites où on connaît tout de
vous.

Big brother est déjà là, en Chine, avec
le crédit social qui note les citoyens en fonction de leur comportement et les
172 millions de caméras de reconnaissance faciale installées sur son sol qui
permettent de les identifier et de les contrôler. Il est aussi là avec Facebook
qui, par ses algorithmes et les traces que vous laissez sur ses réseaux sociaux
ou ses messageries, vous connaît mieux que votre famille ou vos amis. Tout est
de plus en plus transparent. Progressivement aussi, on est en train de bâtir
une sorte de norme pour les individus. C’est particulièrement vrai en matière
de santé où en mettant tout sous forme de données, on crée de nouveaux
standards.


OF :
C’est la possibilité de choisir un enfant sur catalogue ?

À Los Angeles et dans un certain nombre
de pays dans le monde, des réseaux de cliniques privées proposent déjà ce type
de services. Quand vous arrivez sur la page d’accueil de l’une d’entre elles, le
Fertility Institute, c’est le choix du sexe de votre enfant, la couleur de ses
yeux, la possibilité de tester 400 maladies héréditaires avant l’implantation
de l’embryon, qui vous sont proposés en priorité. Dans un entretien, son directeur
expliquait d’ailleurs que sur 800 couples chaque année, 700 n’avaient aucun
problème de fertilité. Nos repères s’effacent avec une course à l’enfant sain,
performant choisi en fonction de critères préétablis et programmés. En Chine,
le Beijing Institute est en train de faire des essais sur des personnes qui ont
un QI de plus de 160 pour essayer de trouver des corrélations génétiques entre
elles. Sur toutes ces questions éthiques, l’Europe a là encore un rôle essentiel
à jouer.

OF :
Mais rien n’empêchera d’aller faire son « marché » ailleurs ?

C’est exact. C’est pourquoi la
coopération internationale est une nécessité même si elle est souvent un vœu
pieux. L’autre dimension, la plus efficace, c’est l’éveil des consciences. Car ce
sont les peuples, et notamment la pression des consommateurs qui feront bouger
les choses. Les arguments de protection de l’environnement et de respect des
libertés individuelles doivent devenir des arguments marketing puissants. Dans
le Monde qui vient, on ne doit pas pouvoir décliner la notion de transformation
digitale ou technologique sans celle d’impact positif pour l’homme. La
dimension économique a prévalu jusque-là ; on doit lui adjoindre la
dimension sociale, écologique et éthique.

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