Epilogue 3 : La victoire des nationalistes

1er décembre 2028


Laetitia se penche, émue, sur le berceau. Antoine y est allongé, paisible. Il dort. Il est né il y a quelques heures, de façon naturelle. Philippe est resté à côté d’elle pendant tout l’accouchement. Quel magnifique moment quand elle a senti la vie sortir de son corps, et quand la sage-femme leur a tendu le bébé ! Il a finalement les cheveux auburn et les yeux clairs. Mais quelle importance ? Il est en bonne santé, c’est tout ce qui compte ! Il faut dire qu’il a pu bénéficier du nouveau programme « 23pourvous », le programme test du gouvernement réservé aux « français de souche », selon les termes de la propagande officielle repris dans le prospectus de la Clinique de la Nation.

1er décembre 2028


Laetitia se penche, émue, sur le berceau. Antoine y est allongé,
paisible. Il dort. Il est né il y a quelques heures, de façon naturelle.
Philippe est resté à côté d’elle pendant tout l’accouchement. Quel magnifique
moment quand elle a senti la vie sortir de son corps, et quand la sage-femme
leur a tendu le bébé ! Il a finalement les cheveux auburn et les yeux
clairs. Mais quelle importance ? Il est en bonne santé, c’est tout ce qui
compte ! Il faut dire qu’il a pu bénéficier du nouveau programme « 23pourvous »,
le programme test du gouvernement réservé aux « français de souche »,
selon les termes de la propagande officielle repris dans le prospectus de la
Clinique de la Nation. Pour cela, Laetitia et Philippe ont dû passer un test de
QI et un test ADN. Ils ont pu ainsi tous deux démontrer que leur intelligence
était largement supérieure à la moyenne et qu’ils étaient à plus de 50%
français ou allemands (les tests actuels n’arrivent malheureusement pas à
établir une différence entre les deux) et à plus de 90% nord-européens. Dès
lors, ils étaient éligibles à une procréation médicalement assistée entièrement
prise en charge par l’Etat. Antoine a été choisi parmi neuf embryons provenant
de la fécondation in vitro d’un ovule de Laetitia avec un spermatozoïde de
Philippe. Il a été testé et re-testé pour ne laisser passer aucun défaut grave.
Il a même été possible d’éliminer l’un de ses gènes qui aurait pu le rendre
allergique à un certain nombre de substances. Il était celui « au
potentiel physique et intellectuel le plus élevé ». « Un champion »,
« un futur leader du Pays », lui a dit en souriant le Chef de
Clinique en remettant à Laetitia le carnet de santé de son bébé. Et les
avantages ne s’arrêtent pas là : il pourra, d’ici deux ans, intégrer
l’Ecole de la Nation, un programme d’élite entièrement gratuit réservé jusqu’à
leur majorité aux enfants nés comme lui. Philippe est enthousiaste :
« c’est une véritable chance pour Antoine », ne cesse-t-il de
répéter ! Des mots qui rappellent à Laetitia ceux qui tournent en boucle
sur les réseaux sociaux et à la télévision d’Etat pour assurer la promotion du
nouveau programme. Quand on pense que le parti au pouvoir se disait hostile, il
y a cinq ans, à toute forme de procréation médicalement assistée. Il a bien
vite changé d’avis quand il a vu l’engouement en Chine, en Russie ou aux
Etats-Unis pour ce type de techniques. Il a même décidé d’encourager son usage
pour une partie de la population qui a la chance de répondre à ses critères.

Il n’y a que son père, Marc, qui ne veut pas se réjouir de la
situation ! Il leur a beaucoup reproché d’avoir « abandonné Antoine à
l’Etat », selon son expression. Il faut dire que depuis son licenciement,
il est à la dérive, et semble être devenu légèrement paranoïaque. Un effet de
l’alcoolisme peut-être ? Il leur a, par exemple, demandé ce que la
Clinique faisait des huit autres embryons. Quelle étonnante question ! « Rien »,
lui a d’ailleurs répondu le Chef de Clinique en embrayant rapidement sur un
autre sujet. Et sur son travail… Marc ne semble pas plus vouloir entendre
raison. L’Etat n’a plus de quoi financer le chômage au-delà de six mois ;
l’âge de la retraite a été logiquement reporté face à l’augmentation de
l’espérance de vie. L’ancien gestionnaire de patrimoine devra donc encore
travailler pendant au moins dix ans. L’Etat a créé pour des gens comme lui un
programme spécial de travaux d’intérêt général qui lui permettrait d’être
rémunéré de façon correcte. Mais il refuse d’y postuler, au motif que celui-ci
n’est ouvert qu’à « des français d’origine française ». Il préfère
passer son temps à ressasser l’injustice de sa situation, se réfugie dans
l’alcool, a perdu toute couverture de santé en dehors des minima sociaux et
envisage de céder sa maison pour subvenir à ses besoins. Mais pour aller
où ? Laetitia et Philippe n’ont pas suffisamment de place dans leur
appartement pour l’héberger, surtout maintenant avec l’arrivée d’Antoine.

La jeune femme redoute que son père vienne grossir les rangs des fichés
E, ces ennemis de l’Etat qui n’adhèrent pas à la politique du nouveau
gouvernement. A l’intérieur du fichier figurent tous ceux qui se sont exprimés
un jour contre l’actuel pouvoir (E1), ceux qui ne font pas preuve de civisme
(E2), ceux qui se sont rendus coupables d’un acte illégal (E3), ceux qui se sont
rendus coupables d’un crime (E4), les immigrés (E5) … La base de données est
alimentée de tous les contenus traqués sur les réseaux sociaux et sur le net,
de toutes les images recueillies au travers des 25 millions de caméras
installées sur le territoire, des dossiers d’état civil, de police ou de
justice… Un programme d’intelligence artificielle trie en temps quasi- réel les
individus à risque qui font ensuite l’objet d’une surveillance particulière.
Les moyens alloués au Ministère de l’Intérieur ont doublé, financés par la
baisse des budgets de l’Education, de la Sécurité Sociale et de la Culture. Il
faut dire que la demande de sécurité était devenue tellement importante de la
part de la population, alimentée par des chiffres de la délinquance qui explosaient
et des rumeurs d’attentats permanentes, qu’il n’y avait sans doute pas d’autres
solutions.

Marc et Philippe, assis sur le bord du lit, regardent la
télévision allumée sur une chaine d’information en continu. Le flash de midi
s’ouvre sur les reconduites aux frontières de milliers d’immigrés, en France,
mais aussi dans plus d’une dizaine de pays européens. Le successeur de D.
Trump, aux Etats-Unis, pose la dernière pierre du mur de 3.150 kilomètres qui
sépare son pays du Mexique. L’Organisation Mondiale du Commerce Extérieur vient
de décider sa dissolution après avoir échoué une nouvelle fois à limiter les
droits de douane entre ses membres. L’Organisation des Nations Unies est
devenue une coquille vide où les pays n’envoient plus que des diplomates en
retraite sans aucun pouvoir. Et la Cop34 vient de se clôturer sur un constat
d’échec : les pays africains, comme beaucoup d’îles de l’Océan Indien,
n’ont pas voulu signer la déclaration proposée par les Etats-Unis, la Chine et
l’Inde selon laquelle « la situation climatique se serait
stabilisée ». Les Européens ont été incapables de se mettre d’accord sur
une position commune et se sont finalement abstenus. Il n’y aura pas de Cop35.
Pourtant, le nombre de maladies respiratoires aigües a été multiplié par deux
depuis dix ans dans les pays occidentaux ; les affections cardiaques ont
progressé de 50%. La montée des eaux a englouti plusieurs îles de l’Océan
Indien et mené à des transferts massifs de population auxquels la plupart des
nations n’ont répondu que par la fermeture de leurs frontières. Les tensions
montent partout dans le monde. Face aux dangers, le gouvernement répète à
l’envie « qu’il contrôle la situation », tout en dénonçant les
« tentatives de déstabilisation de l’étranger ».

Mais on frappe à la porte de la chambre. C’est Quentin, l’ancien
petit ami de Laetitia. Ils sont restés proches depuis leur rupture, il y a cinq
ans. Il s’excuse d’être venu les mains vides, mais sa situation n’est pas
brillante en ce moment. Il adresse un salut amical à Philippe et tend la main
vers Marc. Ces deux-là ne se sont jamais beaucoup appréciés, mais depuis que le
jeune homme a été fiché E1+E2+E5 par le gouvernement, il semble avoir retrouvé
grâce aux yeux de son père. Celui-ci le gratifie d’ailleurs d’une chaleureuse
accolade. « Quelles sont les nouvelles ? » s’enquiert Laetitia,
inquiète. Quentin est intermittent du spectacle et petit-fils d’immigré
algérien. Il tente actuellement de monter à Paris « Tous des
oiseaux » de Wajdi Mouawad, présentée pour la première fois il y a dix ans
au Théâtre de la Colline. Une pièce qui raconte l’amour impossible entre un
jeune juif et une jeune arabe, et qui invite à dépasser les haines de
l’histoire. La Commission de Contrôle des Spectacles vient de lui refuser
l’autorisation de jouer. Mais il envisage sérieusement de passer outre et de se
produire dans un garage. « L’art est plus fort que les dictatures »,
a-t-il coutume de dire… C’était peut-être vrai avant, songe intérieurement la
jeune femme. Mais maintenant, avec tous ces moyens de contrôle ?

Les pleurs d’Antoine la ramènent à la réalité. Il a faim. Laetitia
le soulève du berceau et l’emmène dans la salle commune où est conservé le lait
maternisé. En s’asseyant pour donner le biberon à son fils, elle est surprise
par le nombre de jeunes femmes de couleur qui l’entourent. Curieux pour une
Clinique, dite Clinique de la Nation ! La jeune Malgache à ses côtés lui
adresse un sourire. Elle s’efforce de calmer la petite fille dans ses bras qui
ne cesse de crier depuis cinq minutes… une petite fille de type caucasien qui
répond au nom de Marie selon les indications du bracelet qu’elle porte au
poignet… A sa droite, un autre bébé de race blanche tète sagement le biberon
que lui tend une femme d’âge plus mur d’origine africaine… Comment est-ce
possible ? Puis tout d’un coup, le doute transperce son esprit : mais
que Marie ressemble à Antoine !

0
Feed

Laisser un commentaire